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Rap et littérature, le bitume au bout de la plume

D'Arthur Rimbaud à JoeyStarr, en passant par Geroges Brassens, rap et littérature n'ont cessé d'entretenir une relation intime et féconde. Un seul objectif : une langue qui va droit au but. À l'occasion du festival Extra! retour sur quarante ans d'emprunts, de citation, et d'apports à la littérature lors d'une table ronde en présence des rappeurs Sheldon et Damlif (du collectif 75e session), suivie d'un live inédit.

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Martin Eden, Le Horla, Risibles amours… ce sont des titres d'œuvres littéraires, mais aussi des morceaux d’un même album de rap (Nekfeu, Feu, 2015). Rien de singulier pour le rap français, car depuis ses origines, au milieu des années 1980, il ne cesse d’invoquer la littérature et la chanson à texte. Il les cite, s’inspire de leurs démarches et y fait des clins d’œil appuyés. « Le Dormeur du Val ne dort pas / Il est mort et son corps est rigide et froid » (MC Solaar, La Concubine de l’hémoglobine, 1994) déclame l’un des premiers morceaux à la façon d’un enseignant de français qui explique à ses élèves la chute du célèbre poème d’Arthur Rimbaud (1870). « Éclairés par l’obscure clarté de l’espoir / Les enfants des cités ont perdu le contact » (1995), l’oxymore employé ici par le controversé duo NTM est calqué d’un célèbre vers du Cid de Corneille (1637). « Caresse du temps qui passe pour m’adoucir », exprime le duo PNL (2015) en reproduisant une expression du grand Voltaire (« le temps adoucit tout », L’Ingénu, 1767).


Mais on reproche souvent au rap d’être une contre-culture, une culture de ghetto lorsqu’on on ne dit pas directement qu’il est une « sous culture d’analphabètes ». On prête rarement attention au renouvellement qu’il opère des traditions littéraires et chansonnières. « On dit gare au gorille, mais gare à Gary Cooper », dit MC Solaar (1994) en allusion à la célèbre chanson de Georges Brassens (1952). « Nous savons tous que personne ne guérit de son enfance », exprime cette fois-ci Oxmo Puccino (1998) en renvoyant à une chanson de Jean Ferrat (1991).

L’emploi de la première personne du pluriel indique ici une culture commune avec la chanson française, même quand on a grandi en banlieue populaire et qu’on est d’origine immigrée. Par ailleurs, les grands noms de la chanson française sont souvent revendiqués par les artistes rap comme maîtres d’écriture. « Brassens, c’est la tradition » (2018), explique directement Médine dans un titre consacré au chanteur. Ce rappeur polémique par ses critiques du néocolonialisme français revendique paradoxalement l’héritage de Georges Brassens. Rien ne l’éloigne alors de la culture littéraire française : « Sur la cover, c’est bien Victor Hugo », affirme-t-il pour ceux qui n’auraient pas remarqué (ou qui en seraient surpris) le portrait du grand écrivain sur son disque de 2017. Car c’est par la langue et la tradition littéraire qu’il se sent Français : « J'suis pas français comme un soldat de l'armée / La Marseillaise, j'sais toujours pas la chanter / [...] Moi je suis enraciné à ma manière / Je vous embrasse avec la langue de Molière » (2019). Car quand on parle une langue, on n’est jamais seul, disait Roland Barthes, on vit dans la mémoire de cette langue, on se nourrit toujours des mots et des expressions qui ont été dits auparavant. « J’ai fait le tour de ma vie sur des notes / Pour qu’on m’ouvre les portes, ouais, du paradis des poètes » (2013), Médine assume cette fois-ci la filiation de son rap avec la poésie française par une référence directe à l’époque romantique, aux paradis artificiels de Charles Baudelaire. Il va jusqu’à rappeler que les poètes d’antan se bagarraient comme les rappeurs d’aujourd’hui : « Hé, vous allez pas nous la faire, hein / Même Verlaine a tiré sur Rimbaud » (2018).

 

De Molière à Victor Hugo, en passant par le Cyrano de Rostand, les grands textes de la littérature trouvent une nouvelle vie dans les lyrics de rap. Les personnages des Misérables se voient transposés dans des décors de la périphérie moderne pour raconter les quartiers, l’exclusion, les bavures ou les nouvelles formes de misère : « On vient pas des Beaux-Arts, non, vu les gros tags qu’on posait / Indésirables, c’est bon ça ! Misérables comme Cosette » (Anton Serra, 2012). Certains morceaux rappellent la tradition du conte de Perrault ou les fables de la Fontaine (IAM, « Petit frère », 1998). Puis, Cyrano de Bergerac est l’incarnation même de la joute verbale, de l’art du clash et de la battle, support esthétique par excellence du rap : « J’ai ce qu’il faut, style au micro, flow […] / T’essouffle au micro façon Bergerac Cyrano », dit le rappeur Rocca (1998). « Il me manque une phrase en eule, eule, eule », Doc Gynéco du groupe Arsenik (1998) paraphrase directement ici des vers du Cyrano de Rostand (1897) : « Il me manque une rime en eutre ». Mais cette littérature ne se réduit plus d’ailleurs aux textes classiques puisqu’elle puise aussi au patrimoine encensé par l’ancienne génération de rappeurs : Nekfeu avoue ainsi avoir eu envie de lire les livres cités par les rappeurs qu’il écoutait petit. Il se réjouit à son tour de pouvoir provoquer la même envie de lire lorsqu’il cite un auteur.

 

De Molière à Victor Hugo, en passant par le Cyrano de Rostand, les grands textes de la littérature trouvent une nouvelle vie dans les lyrics de rap.

 

On ne s’exprime pas à la légère dans le rap, même lorsqu’on parle de banalités ou de quartiers, de deal, de trafic… « Mon cœur une tirelire toujours en manque de billets » (PNL, 2015), le sens est pimenté ici par une métaphore. Car le rap affectionne les figures de style : « Ils méprisent la maîtrise, je maîtrise le mépris » (Nekfeu, 2016) — un chiasme (croisement des deux éléments) et une antanaclase (répétition des termes avec un sens différent), dans une même phrase. On explore la langue, les sens et les sonorités : le morceau « Caroline » (1991) de MC Solaar est entièrement construit à partir des allitérations avec les lettres ce prénom. On fait des passerelles habiles entre la culture de masse et la grande littérature, entre les registres de langue, entre la langue française et les étrangères ou encore entre l’oral et l’écrit. On met également en valeur des parlers régionaux, comme IAM qui a contribué à l’expansion de la culture marseillaise au même titre que des écrivains de la région. On cultive la punchline, avec le même souci « de toucher » l’auditeur « au cœur, en plein sternum » (Booba, 2006) que Cyrano de Bergerac avec ses saillies. Puis, on maîtrise la rime, les rimes les plus improbables, les syllabes multiples et toute la plasticité des mots jusqu’à faire rimer des termes éloignés : « J’ai la rime exquise que la rue m’excuse », (Kacem Wapalek, « Politique », 2015). Mais aussi l’éloquence (Kery James et JoeyStarr avec leurs spectacles respectifs en 2017 : À vif et Éloquence à l’Assemblée), la lecture à voix haute (Casey, Viril, 2020) et les infinies potentialités de la voix : JoeyStarr et sa voix imitant le cri, le son bestial, jusqu’à faire ressortir sa partie animale, sa puissance primitive (le phoné, selon Aristote). 

Des alexandrins et des décasyllabes sont notamment présents dans le rap des années 1990 et 2000, puis advient l’heure du minimalisme après l’année 2010. Écrire court, parataxe (juxtaposer des phrases ou des mots sans aucun terme de liaison), c’est le mot d’ordre, avec des onomatopées afin de créer des images fortes, quelque chose de l’Oulipo… « Y’avait R’dans le sac / Fuck 1 RSA » (Eesah Yasuke, 2019). Tout est permis tant qu’on respecte rigoureusement les contraintes musicales du genre : écrire sur le beat (pulsations). Mais il faut surtout avoir du génie (« Apprends à écrire ou apprends à t’taire », Casey, 2010) et donner une nouvelle saveur à la langue française. Il n’est pas rare alors que le rap soit devenu le meilleur ambassadeur de la francophonie à l’étranger…

 

Être rappeur ou rappeuse, c’est être convaincu de la force de la parole en performance.

 


Puissance d’un verbe donc qu’il ne faut pas prendre comme de la simple parole proférée, mais comme une technique complexe qui n’a rien à envier à toute une tradition littéraire d’expression orale, reléguée souvent aux marges par les études littéraires. Une voix comme celle de JoeyStarr, travaillée depuis plus d’une trentaine d’années, permet d’incarner des grands textes poétiques (Partage d’un songe, 2021) ou politiques (Éloquence à l’Assemblée, 2017). L’interprétation vocale joue sur les émotions de l’auditoire et devient une mise en relation entre les textes d’antan et l’auditoire d’aujourd’hui. Car être rappeur ou rappeuse, c’est être convaincu de la force de la parole en performance. Dans la mini-série Le Remplaçant (TF1, 2017), créé par le même JoeyStarr, il joue le rôle d’un enseignant de français au lycée qui réconcilie des élèves en difficulté avec l’école par la lecture à voix haute de grands textes littéraires, mais notamment en leur apprenant les clés de l’oralité et de l’éloquence.


Rien n’oppose alors le rap à la littérature, à ses genres et à ses codes, explorés, transmis, renouvelés ou réactualisés. Car en ses quarante ans d’existence et malgré sa diversité, le rap français a toujours marché main dans la main avec elle. ◼