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Et s'il y avait de l'abstraction chez Alice Neel ?

La peinture d'Alice Neel, figurative et réaliste, montre des corps et des visages, à contre-courant de son époque, les années 1960 et 1970, marquées par le minimalisme ou l'art conceptuel. Mais pour l’artiste contemporaine Mira Schor, il pourrait bien y avoir de l'abstraction chez Neel. Émilie Notéris, autrice d'un récent livre sur Monique Wittig (Wittig) tresse entre les deux artistes américaines des lignes de contact sous forme de constellations.

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Pourquoi n'y a-t-il pas eu de grand artiste femme abstrait ?

 

Dans mon placard : une photocopie jaunie de l’essai de 1971 de Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a t’il pas eu de grands artistes femmes ? » […] Une professeure d’art féministe ne peut ainsi pas se payer le luxe de mettre de côté l’essai-balise de Linda Nochlin […]
Mira Schor,Wet: On Painting, Feminism, and Art Culture, 1997

 

« Récemment, tu as accroché au mur un miroir suffisamment grand pour que les modèles puissent voir ce que tu fais pendant qu’ils posent. Il te semble qu’une forme d’équité réside là, dans la possibilité de chacun de savoir où on en est, et peut-être de se rétracter quand ça ne marche pas. »
Florence Andoka, Rendre chair : une biofiction sur Alice Neel, 2022

En 1971, l’historienne de l’art et féministe Linda Nochlin lançait, comme un dé pour abolir les inégalités de genre jeté sur le plan de jeu masculiniste de l’art contemporain, sa question ironique : « Pourquoi n’y a t’il pas eu de grand artiste femme ? » dans ARTnews

 

En 1972, Miriam Shapiro et Judy Chicago faisaient visiter l’exposition « Womanhouse » à Gloria Steinem et Linda Nochlin et détournaient leur attention des femmes peintres minoritaires, dont Mira Schor, pour les orienter davantage vers les installations et les performances.

 

En 1973, l’artiste peintre Alice Neel peignait le portrait de l’historienne Linda Nochlin avec sa fille, Daisy. 

 

Le 19 novembre 2005, l’artiste peintre et écrivaine américaine Mira Schor donnait une conférence dans le cadre du symposium dédié à Alice Neel au National Museum of Women in the Arts de Washington, intitulée : « Alice Neel, peintre abstrait », ensuite publiée dans la revue difference (2006) où elle affirme : « Thus, to say that Alice Neel was a great abstract painter is to say that she was a great painter. » (Affirmer ainsi qu’Alice Neel était un grand peintre abstrait revient à énoncer qu’Alice Neel était un grand artiste.)*

Le 5 octobre 2022, au moment de l’ouverture de l’exposition « Alice Neel, un regard engagé » au Centre Pompidou, se tenait pour quelques semaines encore l’exposition personnelle de Mira Schor à la galerie Marcelle Alix, « Orbs and Eclipses ». Examinons ensemble ces quelques faits insérés dans une même boucle. 

 

« Alice Neel, un regard engagé », présente le portrait de l’historienne de l’art féministe Mary D. Garrard, réalisé en 1977, accroché sur le mur opposé à celui sur lequel figure le portrait de Linda et Daisy Nochlin.

 

Or, dans « Pourquoi n’y a t’il pas eu de grand artiste femme ? », Linda Nochlin évoque diverses réponses stratégiques apportées par les féministes face à une telle assertion. Celle par exemple qui consiste à « redécouvrir » ou « réhabiliter » des artistes femmes historiques. Elle fait allusion sans la citer explicitement au travail de l’historienne Mary D. Garrard qui s’était penchée sur l’œuvre d’Artemisia Gentileschi. En 1989, Garrard avait fait paraître l’ouvrage Artemisia Gentileschi : The Image of the Female Hero in Italian Baroque Art chez Princeton University Press. En agissant ainsi, nous explique Linda Nochlin, bien que le geste importe, les historiennes renforcent les implications négatives attachées à cette accusation. On ne répond pas de manière rationnelle à une idée reçue. Les œuvres d’art nous explique-t-elle « se produisent dans une situation sociale, font partie intégrante de cette structure sociale, et sont médiées et déterminées par des institutions sociales spécifiques et définissables, qu'il s'agisse des académies artistiques, du mécénat, des mythologies du créateur divin, de l'artiste en tant qu'homme ou paria social ». C’est le contexte qui détermine ce qui relève ou non du Grand Art et la possibilité même de le réaliser.

 

Non seulement l’abstraction résiste aux arguments du féminin, mais aussi la peinture. Pour troubler cette dichotomie problématique qui invisibilise les femmes abstraites, Mira Schor invoque Alice Neel et la fait basculer de la représentation à l’abstraction.

 

En 2005, Mira Schor complexifiait l’arsenal défensif déployé par Linda Nochlin en posant sur la table le binarisme dissociatif qui sépare l’abstraction de la représentation. La figuration réaliste apparaissant d’emblée comme héroïne primordiale de l’histoire de l’art féministe dans sa capacité à faire surgir immédiatement les attributs attachés à la figure féminine. Comme elle l’expliquait, des panels portant sur l’étude de l’histoire de l’art féministe convoquaient alors plus volontiers à la discussion des artistes femmes réalistes davantage que des abstraites, plus aisément fondues dans une fausse neutralité masculine. Non seulement l’abstraction résiste aux arguments du féminin, mais aussi la peinture. Pour troubler cette dichotomie problématique qui invisibilise les femmes abstraites, Mira Schor invoque Alice Neel et la fait basculer de la représentation à l’abstraction. Elle s’arrête sur le tableau Two Girls, Spanish Harlem (1959) où elle entrevoit le regard interrogateur des deux fillettes noires posé sur la peintre blanche qui les dessine comme sujet principal de la peinture de représentation, mais où elle perçoit également l’abstraction comme débordement de la représentation qui s’imprime par touches de gris et de rose dans le décor qui simultanément les rassemble et les sépare l’une de l’autre. « These painterly events are in no way in the service of any representational program ; they are there for the conversation with painting only. » (« Ces événements picturaux ne sauraient d’aucune manière être interprétés comme étant au service de la représentation comme programme, ils sont uniquement présents dans le cadre de la conversation qu’ils entretiennent avec la peinture. ») Le background, ou arrière-plan en anglais, se traduit aussi par « contexte ». Ce contexte abstrait fait donc partie intégrante du discours que la peinture entretient avec elle-même.

 

Mira Schor raconte dans « Alice Neel, peintre abstrait » sa déception quant à la réception de sa propre peinture Red Moon Room, qu’elle avait exposée à « Womanhouse », à Los Angeles, en 1972, soit un an après la publication de l’article phare de Nochlin. On pouvait lui reprocher de ne pas déployer ostensiblement les codes de la représentation au service de la libération des femmes, l’allusion de la lune rouge aux menstruations paraissait alors trop elliptique face aux tampons hygiéniques usagés déployés dans d’autres installations. L’abstraction non seulement résiste à l’instrumentalisation mais aussi la peinture : « Even representational paintings were less clear than works that involved the appropriated (in sculpture) or incorporated (in performance) real, because the potential for slippage into metaphor and private symbolism in painting would prevent a painting from translating into a clear feminist statement. » (Même les peintures figuratives apparaissaient moins évidentes que les œuvres impliquant l'appropriation (dans la sculpture) ou l'incorporation (dans la performance) du réel, puisque le potentiel de glissement vers la métaphore et le symbolisme intime pictural empêchait la peinture de traduire clairement les revendications féministes.)

Dans l’exposition récente de Mira Schor chez Marcelle Alix était exposée Time/spirit (New Red Moon Room), 2022, réponse contemporaine à la toile-autoportrait Red Moon Room. J’entrevois la monstration de cette toile simultanément à celles d’Alice Neel présentées dans un autre quartier de Paris, comme un signe. Une même lune rouge marque comme une gommette les deux toiles séparées par le temps mais réunies par un même titre formé en écho. Si on les juxtapose pour les observer en regard l’une de l’autre sur Internet, l’autoportrait de 1972 représente Mira Schor de manière plus réaliste, le second est plus stylisé même si l’artiste qui s’est représentée couchée a transféré la mesure exacte de son corps sur la toile, la silhouette n’a pas davantage d’épaisseur que la texture picturale du fond, elle possède en revanche une profondeur particulière, une qualité abstraite de l’arrière-plan qui n’en est plus un. La corporalité est comme diluée dans l’espace même de la peinture et brouille les séparations entre représentation et abstraction. Marcelle Alix présentait également une peinture de 1971, Interior with the Moon, contemporaine de celle exposée à « Womanhouse ».

 

La leçon de lecture des tableaux d’Alice Neel proposée par Mira Schor en 2005 résonne fortement aujourd’hui, en 2022, et s’applique tout autant à son propre travail. « In the context of women and abstraction, a study of the background in Alice Neel’s paintings suggests the continued importance of intrinsically abstract "surplus" painterly information to the aesthetic as well as the expressive content of representational painting. » (« Dans le contexte des femmes et de l'abstraction, une étude de l'arrière-plan des peintures d'Alice Neel suggère l'importance du prolongement de l'information picturale "excédentaire" intrinsèquement abstraite dans l’esthétique du contenu expressif de la peinture figurative. »)

 

Ce n’est pas tant dans le fait de représenter des corps nus habituellement tenus à l’écart du monde que réside chez Alice Neel la transgression des codes de la peinture classique, mais davantage dans l’impudeur des touches abstraites qui maculent les corps et contaminent l’arrière-plan qui passe alors au premier plan de la toile pour nous délivrer son message codé.

 

Les touches picturales des toiles d’Alice Neel que l’on peut observer aujourd’hui au Centre Pompidou troublent volontairement l’espace même de leur représentation. Dans l’autoportrait à la chaise bleue rayée où elle se portraiture sans complaisance et « sans abjection aucune », Mira Schor entrevoyait la réunion des notes ocres du sol et vertes du tapis à ses pieds, reflétées sur sa chair de femme âgée, comme le feu-follet d’une réserve énergétique sexuelle incessamment renouvelée. Ce n’est pas tant dans le fait de représenter des corps nus habituellement tenus à l’écart du monde que réside chez Alice Neel la transgression des codes de la peinture classique, mais davantage dans l’impudeur des touches abstraites qui maculent les corps et contaminent l’arrière-plan qui passe alors au premier plan de la toile pour nous délivrer son message codé. ◼

* Republié dans Mira Schor, A decade of negative thinking : essays on art, politics, and daily life, Duke University Press, 2009. 

[L'autrice remercie Mira Schor pour les échanges à distance qui ont guidé l’écriture de ce texte.]